Entre sacré & convivialité : quand la Bourgogne célèbre son terroir
- Florence Clémente

- 22 juin
- 5 min de lecture
Souvenirs de la Saint-Vincent par Florence Clémente
Le 22 janvier, la Bourgogne viticole honore saint Vincent, saint patron des vignerons, à l’occasion d’une journée mêlant tradition religieuse et festivités populaires. Cette fête, à la fois authentique et profondément enracinée, perpétue depuis des générations un lien indéfectible entre la communauté et son terroir. De nos jours, la célébration a évolué tout en conservant son caractère fondamental. Elle s’articule autour d’une journée riche en symboles : petit-déjeuner convivial, cérémonie religieuse, passation du saint(1) et repas traditionnel.

Mes souvenirs de cette fête remontent principalement à mon enfance, mais la dernière fois que j’y ai participé date de janvier 2006. À Savigny-lès-Beaune, cette célébration prenait alors la forme d’un défilé animé par des musiques et des lampions. Organisé à la fin d'une glaciale journée de janvier - bien souvent enneigée – ce rituel annuel quasi sacré attirait une foule joyeuse et bigarrée. La fanfare du village, parfois un peu dissonante, accompagnait cette procession teintée d’allégresse qui convergeait vers l’église du village où une bénédiction était célébrée. Cette cérémonie, empreinte de solennité, était aussi l’occasion singulière pour le curé de garnir sa cave : d’innombrables bouteilles de crus prestigieux, offertes par les vignerons, s’entassaient au pied de l’autel en guise d’offrandes. Ironiquement, peu des vignerons présents ce jour-là ne remettaient plus les pieds à l’église, le reste de l'année. Mon père n’y faisait pas exception. Ayant toujours entretenu une relation silencieuse avec son Créateur, il ne se rendait à l’église que lorsque les circonstances l’imposaient. Pourtant, jamais il n’a manqué une messe de Saint-Vincent de toute sa vie, par superstition peut-être.
L’effigie de Saint-Vincent, ornée de fleurs, et la bannière colorée2, étaient alors portées avec fierté, généralement par des hommes qui se relayaient d’année en année. Autour du saint défilaient de jeunes filles emmitouflées dans des costumes d’époque, grelottant sous le froid mordant de janvier, la layotte3 soigneusement ajustée sur la tête. Cantonnées depuis des décennies à ce rôle immuable, elles incarnaient non seulement la continuité et l’élégance des traditions ancestrales, mais aussi une manière subtile de rappeler que la présence des femmes au sein des domaines viticoles, bien que discrète, n’en demeurait pas moins essentielle et indissociable de cette culture.
Après la cérémonie et la passation du saint venait le traditionnel vin d'honneur, où tous les habitants se désaltéraient abondamment pendant plusieurs heures, tentant de se réchauffer dans une cuverie à peine moins froide que la rue, engloutissant des centaines de gougères commandées pour l’occasion, tout en écoutant d’une oreille distraite les discours parfois improvisés des élus et des vignerons, dans une ambiance conviviale et quelque peu désordonnée.
Quand on voit encore aujourd’hui de jeunes filles défiler dans les mêmes costumes que portaient leurs grands-mères, quand on entend la même fanfare résonner dans les rues séculaires, quand on partage le verre de l'amitié dans une
historique, on participe à quelque chose qui dépasse la simple nostalgie. C'est un moment de communion sociale, un point d'ancrage dans un patrimoine vivant.

J'ai été l'une de ces petites filles, bien malgré moi. Ma première apparition dans le cortège remonte à janvier 1978 lorsque Savigny-les-Beaune accueillait la première Saint-Vincent Tournante4 de son histoire. J'avais huit ans et détestais me déguiser, plus encore être sur le devant de la scène. Ce jour-là, nous n'étions initialement pas prévues au programme, ma sœur Claire et moi, car de jeunes filles plus âgées devaient déjà entourer le Saint. Mais ma mère, tenant absolument à notre participation, avait confectionné nos costumes et nos coiffes et nous avait gentiment "forcé la main". Si Claire trouvait l'expérience amusante, j'y allais pour ma part à reculons – ce qui se lit d'ailleurs sans peine sur les photos de l'époque, où mon visage fermé trahit mon peu d'enthousiasme. La pluie incessante qui s'abattait ce jour-là n'arrangeait rien à mon humeur. Je me souviens encore de mes pieds glacés, de l’eau qui dégoulinait de ma coiffe devant mes yeux, de mes pas mal assurés sur la route glissante, mais je garde en mémoire les regards bienveillants des anciens, heureux de voir cette tradition intemporelle se perpétuer.
La Saint-Vincent, bien plus qu’un simple folklore, est une célébration de l’authenticité et de la transmission. Si certains la jugent désuète ou ringarde, c’est sans doute parce que leur jugement ne s’attarde qu’à sa surface. En réalité, elle recèle une profondeur qu’on ne perçoit qu’en dépassant les apparences. Dans un monde en perpétuelle accélération, ces moments suspendus dans le temps sont devenus rares et précieux. À l’instar d’autres fêtes traditionnelles, elle peut sembler anachronique avec ses costumes d’époque, sa procession et ses rituels figés dans le temps. Mais c’est précisément là que réside sa valeur.
La Saint-Vincent est un fil invisible qui relie les générations de vignerons, un rituel qui rappelle que la viticulture bourguignonne n'est pas qu'une industrie, mais une culture vivante façonnée par des siècles d'histoire, et il y a quelque chose de profondément authentique, voire de subversif, à maintenir ces traditions : ce n'est pas de la ringardise, c'est de la résistance culturelle.
Florence Clémente | Écrivain-Biographe | Janvier 2025


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