L'écharpe
Je porte une écharpe en laine depuis près de vingt-huit ans. Elle est aussi chaude qu’au premier jour mais elle s’est un peu effilochée avec l’usure du temps.
Au début, je n’ai pas prêté attention à ces petits fils qui s’étiraient et s’amincissaient. Je portais cette écharpe tous les jours car elle était douce, enveloppante et réconfortante.
Un jour, les fils de laine on finit par lâcher, se détacher de l’écharpe. Ils se sont envolés au gré du vent. L’écharpe avait vieilli, s’était usée…
Vous êtes toujours là, pas très loin, comme les petits fils de laine.
Mes enfants, les miens....
Cette certitude profonde de croire qu’ils m’appartenaient…comme les petits fils de laine liés à l’écharpe. Le temps s’est effacé, amenuisé et comme une brise légère sans que je m’en aperçoive, il s’est emparé de mes petits fils de laine.
Quelle expérience phénoménale de devenir mère, ce sentiment d’amour immense qui nous submerge dès l’instant où l’on pose dans nos bras ce petit être vivant à peine achevé peinant à ouvrir les yeux, fripé, rougit et braillard qui pourtant émerveille notre esprit et bouleverse notre cœur. Cette sensation indéfinissable monte de nos tripes ; elle jaillit des profondeurs de notre être, elle est primaire, animale et prend le dessus sur toutes nos émotions. On comprend que plus rien dans notre vie ne sera comme avant. On se sent investie d’une mission sacrée et secrète pour ce nouvel être humain qui peuple désormais notre vie à l’infini.
Ce que l’on ignore à ce moment-là, c’est qu’il y a une date limite comme sur les produits frais. Un jour, notre œuvre s’arrête brutalement ou plutôt elle se poursuit mais en dehors de nous. Pas du tout préparée à passer de l’état de jeune femme à mère je n’avais pas non plus prémédité de me séparer de mon sang, de mon double aimant, de mon ADN. J’en avais conscience, bien sûr ; je n’allais pas donner la becquée éternellement mais je repoussais l’échéance, je la chassais constamment de mes pensées, persuadée que cela n’arriverait jamais, pas tout de suite et pas comme ça. J’étais une mère différente, unique, irremplaçable qui bien sûr ne fait pas comme les autres.
L’amour est toujours là, inébranlable, indestructible. Les petits fils de laine se sont décrochés de l’écharpe douillette, envolés, mais ils n’ont pas disparu et l’écharpe est restée autour de mon cou, décolorée, fanée, vieillotte.
« Tu, sais maman, moi aussi j’ai une vie » !
Que ça coince, que ça chamboule le cerveau, que ça vous monte les larmes aux yeux !
« Je ne veux plus que tu me défendes ou que tu t’interposes… » !
Oui bien sur mes chéris, faisons comme ça, faisons comme si ça ne faisait pas vingt ans, vingt-cinq ans, que je vous couvais que j’essayais de vous protéger de tout que je veillais constamment sur vous. Je ne suis pas une vache à qui on prend le veau au bout de six mois. Elle va beugler durant deux jours puis elle va oublier et aura de nouveau un petit. Comment puis-je au bout de toutes ces années m’arrêter de beugler du jour au lendemain ? Impossible, impensable.
Comprendre et se soumettre à l’inconcevable réalité de la vie, à la formidable et abominable aventure d’être mère, vivre et accepter ce que des millions de mères ont vécu avant moi.
Je continuerai de beugler, de l’intérieur forcément, jusqu’à la fin.
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