L'oreille cassée
Une petite histoire de Noël par Florence Clémente
Mon âne a perdu une oreille !
Je suis consternée. Il est vrai qu’il commence à être très âgé. Pourtant, depuis près de trente années, je l’ai toujours soigné avec beaucoup d’attention. Sa petite étable en bois, au toit recouvert de mousse, est garnie d’un épais lit de paille, et quelques moutons lui tiennent compagnie. C’est un âne calme et gentil, qui ne s’aventure jamais bien loin. Aussi, je me demande ce qui a bien pu lui arriver pour se retrouver ainsi amputé. Peut-être ne supporte-t-il plus les déménagements annuels ? Sans doute a-t-il été traumatisé par cet incident où l’un de ses compagnons a failli mourir brûlé...
C’était il y a quelques années. Par une circonstance indéterminée, Balthazar s’était retrouvé au milieu des papiers cadeaux froissés dans le panier destiné au petit bois. Un matin de janvier, il avait failli flamber dans le poêle à bois. Quelle abominable fin cela aurait été ! In extremis, il fut sauvé.
Balthazar, le roi mage noir agenouillé, est vêtu de sa somptueuse cape rouge. Comme tous les autres personnages qui composent ma ravissante crèche, il a été façonné au Carmel de Beaune. Il est unique. Je tiens beaucoup à lui ainsi qu’à tous ses compagnons de Noël. Chaque année, je les emballe avec soin dans une triple épaisseur de sopalin, de vieux journaux et de papier bulle, au point qu’ils pourraient tomber du haut de l’armoire sans risque. C’est pour cette raison que l’oreille disparue reste un mystère...
Et ce n’est pas tout : il y a plus de vingt ans, c’est le petit Jésus que j’ai jeté !
Je reproduisais alors la tradition familiale : l’Enfant Jésus ne devait être déposé dans la crèche qu’à minuit, le 24 décembre. Une fois ma crèche déballée et installée, j’avais rangé, comme chaque année, le petit Jésus dans un coin secret – au fond d’un tiroir, dans un vase ou un placard. Ce soir-là, en éteignant la guirlande lumineuse qui illuminait les santons, juste avant de me coucher, je me fis cette réflexion : c’était bizarre, une crèche sans petit Jésus… Ce vide entre Marie et Joseph… Pourquoi attendre Noël ?
C’est alors qu’un flash me traversa l’esprit. Je me revoyais avec les enfants, déballant un à un les personnages, la petite étable en bois, les faux sapins, les anges, les moutons, les bougies... Mais je ne me souvenais pas, mais alors pas du tout, avoir mis de côté le petit Jésus. Le personnage le plus fragile, le plus adorable, le plus délicat de cette féerique scène biblique.
À vingt-trois heures, en pyjama, je pris l’ascenseur pour descendre dans le sous-sol froid et glauque de mon immeuble, jusqu’au local poubelle. L’air empestait les produits anti-nuisibles. Essayant de reconnaître le sac poubelle que j’avais descendu plus tôt dans la journée, je fouillais parmi d’autres sacs gris et bleus. En éventrant un, puis un deuxième, je pestais à chaque fois que la minuterie éteignait la lumière, me plongeant dans une obscurité oppressante. Je me ruais sur l’interrupteur, terrifiée à l’idée de voir surgir d’immondes rats. Enfin, je reconnus mon sac. Je l’étalai au sol et palpai fébrilement son contenu. Il était là ! Coincé dans une boîte de biscottes vide. À minuit moins dix, à quatre pattes, en sueur, au milieu des détritus, je pleurais de joie en extirpant mon petit Jésus. Toujours emmailloté dans son épais drap de sopalin, il n’avait rien, mais je m’en voulais terriblement. Hérétique, voilà ce que j’étais !
Sortant du sous-sol lugubre, je portai l’Enfant Jésus au creux de mes mains, comme une colombe blessée. Avec toute la tendresse d’une mère rongée de culpabilité, je le déposai entre Marie et Joseph. Les bergers et les rois mages semblaient me lancer des regards réprobateurs. Même les moutons paraissaient mécontents. Cette nuit-là, j’eus du mal à trouver le sommeil.
Depuis ces heures sombres de l’histoire de ma crèche, chaque 8 décembre, jour de la fête des Lumières, le Sauveur sauvé de la déchetterie est immédiatement déposé sur la paille, à côté de mon bel âne gris. Pour apaiser ces objets d’un autre temps, ces personnages figés de cire et d’argile qui reviennent fidèlement chaque année illuminer mon buffet, je leur offre chaque année un cadre verdoyant et vivant. Une mise en scène faite de branches de sapin de mon jardin, de mousse fraîche, de feuilles de vigne vierge séchées, d’un sable ocre rapporté du Sahara, de sarments d’une petite vigne bourguignonne et de cailloux opalins ramassés dans une rivière des Baronnies Provençales ou encore de bois flotté choisis sur une plage de la Côte Catalane.
Cette année, tous les personnages semblaient satisfaits. L’âne était positionné sous son meilleur profil. Il m'a semblé que Balthazar m'avait fait un clin d’œil pendant que le petit Jésus souriait. Seul un berger titubait… Impossible de le faire tenir debout, jusqu’à ce que je lui scotche les pieds au buffet.
Florence Clémente | Ecrivain Biographe | Décembre 2024
(Version d'origine publiée en décembre 2021)
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