Télé bois de lit
Extrait récit de vie - Biographie de Martine Athias-Renard
Je vais avoir vingt ans et je suis déjà maman. L’amour que je ressens pour mon bébé me comble de joie. Après la naissance, je récupère rapidement et je retrouve vite mon poids de jeune fille, un petit cinquante-quatre kilos. Neuf mois après, je fais près de quarante kilos de plus. Les médecins concluront à un dérèglement hormonal. Mais est-ce seulement cela ?
Je ne retournerai pas travailler à l’usine, car je n’ai personne pour garder ma fille et nous ne pouvons pas nous offrir les services d’une nourrice. Marguerite s’est tout de même proposée, mais j’estime que cela fait trop de trajets et trimballer ma petite à quatre heures du matin n’est pas envisageable. Je me retrouve donc mère au foyer, sans aucun revenu, complètement dépendante de Georges. J’ai l’impression d’être seule au monde, isolée dans ce logement précaire avec ma petite Sophie. Ma belle-mère qui se faisait très présente devint envahissante. Elle débarque à n’importe quel moment de la journée sans prévenir. Je suis constamment sur mes gardes et la peur de mal faire me paralyse. Je ne suis pas libre de mes mouvements et encore moins libre de gérer mon foyer comme je le souhaite. On me prend pour une gamine et on me répète sans arrêt quoi faire et comment le faire. Comment m’affirmer en tant que jeune épouse, femme et mère de famille ? C’est impossible. Oppressée par mes parents depuis ma naissance, je suis maintenant contrôlée, dominée par mes beaux-parents. J’ai sauté d’une prison à une autre. Je commence à étouffer.
Jusqu’au moment où on me vole, mon bébé. Ma belle-sœur Denise monte un jour chercher ma jolie Sophie et l’emmène pour le week-end. Sans rien me demander et sous mon nez, comme si elle venait chercher un panier de pommes.
Pour Georges, rien de plus normal que de partager le premier petit-enfant avec le reste de la famille : « Que veux-tu, c’est la première petite fille et tout le monde veut en profiter » ! J’ai envie de hurler à la mort. On m’arrache la chair de ma chair sans rien me demander comme si j’étais une vache qui venait de vêler. On me dépossède de mon rôle de mère. Toutes les douleurs du monde ne sont rien à côté du déchirement que je ressens quand on m’enlève ma fille, c’est comme si on m’ouvrait le ventre sans anesthésie. Je n’ai personne pour me soutenir. Personne ne vient à mon aide. On me brutalise une fois de plus, d’une des pires manières qui soient. J’ai l’impression de me retrouver toute seule à nouveau dans la grange de mon enfance et l’on me malmène physiquement et moralement, on m’écrase, on me broie, moi la fragile, moi la sensible. Je ne sais pas me défendre comme ma sœur. Je ne sais pas montrer les crocs ou sortir les griffes. Je n’ose pas. J’ai encore si peur de la Télé bois de lit. Je m’efface quitte à devenir transparente. Ne pas faire d’éclat. Ne pas déclencher la fureur de qui que ce soit, car les représailles pourraient être bien pires. Alors je craque, mais toute seule dans mon coin. J’aurais pu péter les plombs et aller arracher ma fille des bras de Denise, mais Georges m’a dit : « Ma sœur n’a pas d’enfant, tu ne peux pas la priver de Sophie ». Tout était dit. L’homme avait parlé et comme mes vieux réflexes de bête de somme conditionnée étaient toujours bien présents, je n’ai rien dit. J’ai pleuré en silence. Je suis certaine qu’aujourd’hui Denise ne s’en souvient même pas. Il est même juste de dire qu’elle ne s’est peut-être pas rendu compte de ce qu’elle avait fait. Peut-être avait-elle demandé à Georges si elle pouvait prendre la petite, que Georges avait dit que j’étais d’accord et que je n’en avais jamais rien su.
Alors je ne dis rien. Je continue de ne rien dire comme je sais si bien le faire et je mets la poussière sous le tapis comme on dit, en espérant qu’elle y reste. Je suis dans ma zone de confort. C’est une planche pourrie, mais je ne connais que cela depuis des années. Je souffre en silence et je m’enferme dans une autre prison. La mienne cette fois. Faites de pensées négatives et sombres qui me consument à petit feu. Je n’ai pas eu le temps, on ne m’a pas laissé le temps. Le temps d’être une petite fille, le temps d'être une jeune femme, le temps d’être une épouse et enfin j’ai été purement et simplement privée du temps d’être maman. Je me sens perdue, hors de moi-même. Je ne sais plus où j’en suis. Je me sens seule, abandonnée de tous et ce manque d’amour devient une cruauté invivable. Je m’étiole, je m’éteins (...).
Télé bois de lit - Autobiographie - Parution Septembre 2022
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