La bouteille miraculeuse
- Florence Clémente

- 12 nov.
- 3 min de lecture
Vendredi 13 novembre 2015

En 2020, en allant chercher une bouteille dans le caveau de dégustation du domaine familial, j’ai découvert par hasard un texte manuscrit relatant une histoire réellement vécue et racontée par l’un des participants — une histoire suspendue à une décision infime, un hasard qui a sauvé des vies.
Dix ans après les attentats du 13 novembre, je la partage à nouveau, en hommage à cette soirée où une simple bouteille de vin a tout changé.
Gabriel travaille à Paris dans une société dont les bureaux sont situés dans le onzième arrondissement, tout près d’une célèbre salle de spectacle. Traditionnellement le vendredi soir, il fête l’arrivée du week-end avec quelques collègues en prenant un verre à la terrasse d’un bar à proximité de son lieu de travail. Grand amateur de vins, Gabriel a l’intention de faire découvrir à ses collaborateurs sa dernière trouvaille, un insolite cru bourguignon, bouteille offerte par son beau-père. Ce vendredi 13 novembre 2015, une fois n’est pas coutume, il leur propose donc de se réunir chez lui, au lieu de se rendre dans leur bar habituel.
C’est une soirée d’automne particulièrement douce et la dégustation commence chez Gabriel toutes fenêtres ouvertes. Les Parisiens profitent des dernières belles soirées de la saison ; les terrasses sont bondées et un joyeux brouhaha de rires, de musique et de tintement de verres s’élève jusqu’au balcon de Gabriel qui remplit les verres de ses amis d’un nectar brillant couleur d’or pâle. Des arômes d’agrumes et de fleurs blanches viennent surprendre le nez des convives, tandis qu’en bouche c’est une explosion de notes beurrées et minérales. Les collègues s’exclament, s’enfoncent d’aise dans les fauteuils, demandent d’où vient ce trésor, tendent leur verre de nouveau en direction de la divine bouteille.
Soudain, des claquements secs et répétés comme des déflagrations de feux d’artifice retendissent dans le proche voisinage, aussitôt ponctués par des hurlements et des cris de terreur. Les amis sursautent, posent leur verre, se penchent au balcon, s’interrogent, observent le ciel. Les crépitements se sont arrêtés subitement. La clameur étouffée qui se propage tel un gaz mortel dans les rues environnantes a stoppé net l’enthousiasme de la dégustation. Une sensation désagréable fait frissonner les convives. Chacun reprend son verre et s’éloigne du balcon comme pour repousser le funeste présage. Quelqu’un referme toutes les fenêtres. Gabriel trouve que son vin sent maintenant le soufre et lorsqu’il reprend une gorgée, le doux nectar a comme un goût de cendre.
Tous ignorent encore à ce moment-là que leur lieu de rencontre régulier vient d’être l’une des premières cibles d’une abominable tragédie qui va se poursuivre tard dans la nuit jusqu’à la barbarie que chacun garde en mémoire.
Ce 13 novembre 2015, leur terrasse de bar habituel sera la première visée par les terroristes.
La décision de Gabriel d’inviter ses collègues chez lui était une toute petite décision, une décision de presque rien. Mais ce presque rien, ce soir-là, a tout changé. Cette bouteille de Savigny-les-Beaune blanc « Dessus des Gollardes » 2013, leur a probablement sauvé la vie. Et ils se souviendront sans aucun doute longtemps de cette bouteille miraculeuse et de l’aphorisme qu’on prête aux vins de ce village bourguignon : « Les vins de Savigny sont morbifuges*», contre la mort.
Ce récit est une histoire réelle, vécue et racontée par l’un des participants de cette soirée. La bouteille miraculeuse a été retranscrite une première fois par Florence Clémente - Écrivain | Biographe – en novembre 2020, réédition novembre 2025.

* « Les vins de Savigny sont vins nourrissants, théologiques et morbifuges » (Inscription gravée sur le linteau de la porte du château de Savigny les Beaune – Côte d’Or - France)



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