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Photo du rédacteurFlorence Clémente

Mistral

Les queues de langoustes à la truffe gracieusement disposées dans de jolies assiettes en porcelaine blanche, venaient d’être déposées sur la table devant nous. Je dépliais ma serviette comme les autres invités, dans un silence recueilli. Mistral s’était allongé sous la table à mes pieds et semblait dormir.


— Allez-y, les enfants, attaquez ! tonna le maître de maison de sa voix claironnante.


Il voulait nous impressionner avec la truffe du Ventoux qui égalait bien selon lui la truffe Bourguignonne car depuis la veille, il ne nous nourrissait presque exclusivement que de ça. J’avais été obligée de me réconcilier avec cette petite chose noire, terreuse, malodorante et repoussante. A force d’en ingurgiter depuis deux jours, j’arrivais trouver cela presque délicieux. Alain, notre hôte, en saupoudrait généreusement tous ses plats comme s’il les poivrait. Je le suspectais d’en mettre dans son café matinal. Mais tout de même, j’avais absorbé au dîner de la veille des ravioles aux truffes. Ce midi, au restaurant un « Menu tout à la truffe », avec sorbet aux truffes en dessert – si ça existe, mais c’est un peu écœurant – puis de nouveau au dîner re-truffe ! Bouchées de brandade truffées en apéritif et à présent les fameuses queues de langoustes surmontées de tranches de truffes délicatement émincées. Le tout assorti d’une poêlée de girolles, chanterelles et autres pieds-de-mouton. Encore des champignons pour accompagner un champignon, pensais-je. Je me sentais au bord de l’overdose mycologique.


Ce n’était pas le cas de Mistral, le jeune labrador noir d’Alain, dont le fumet des langoustines grillées lié au parfum capiteux et envoûtant de la truffe noire, lui était parvenu jusqu’à la truffe, si j’ose dire. J’imaginais que les composés volatils et les effluves de sous-bois s’étaient insinués dans ses narines et avaient dû lui grimper jusqu’au cerveau, car je le sentais s’agiter sous mes pieds. Cela faisait bien deux heures qu’il avait boulotté l’intégralité de ses croquettes, avalées en moins de deux minutes. Autant dire qu’il était prêt pour le dessert. Il s’était finalement assis à côté de moi, figé dans une immobilité de statue et attendait avec la patience du crocodile qu’il se passe quelque chose. Seul son museau dépassait de dessous la nappe résolument tourné en direction de son maître.


J’attrapais ma fourchette et mon couteau pour décortiquer la bestiole ; notre hôte insistant pour que l’on commence pendant que c’était bien chaud. Je regardais mon conjoint, hésitant comme moi à goûter le plat tant que la maîtresse de maison n’était pas assise.


— Apporte-moi la bouteille d’huile qui est sur la table, cria Hélène depuis la cuisine à l’adresse de son époux.


Ce qui se passa dans les secondes qui suivirent fut à la fois éphémère et furtif. Je vis une chaise reculer, Alain se lever et une masse noire passer devant mes yeux en une demi-seconde.


— Oh putain bonne mère et voilà, c’est fait ! lâcha notre hôte d’un ton mortifié.


J’étais pourtant la plus proche, mais l’action avait été trop rapide pour mon cerveau. La main de mon hôte avait dû riper sur son assiette lorsqu’il s’était levé un peu trop brutalement, enfin, c’est ce que je supposais. Puis je réalisais soudain que Mistral venait d’ingurgiter la totalité de l’assiette d’Alain. Je n’osais rien dire de crainte de le mettre mal à l’aise et je me penchais légèrement pour apercevoir le labrador qui s’était rallongé, stoïque et qui se pourléchait les babines d’un air béat et triomphant.

Tranquillement, il se releva et entreprit de nettoyer le sol méticuleusement. Il léchouilla ensuite consciencieusement les pieds de chaises et pour faire bonne mesure termina par les pieds de son maître ; il lui devait bien ça !

Tout y était passé, la carapace, la chair tendre et parfumée ainsi que les morceaux de truffes. C’était incontestablement la soirée de Mistral, sa fête, son Noël et son festin de l’année.


— Bon, alors elle vient cette huile d’olive ? le rabroua Hélène, un peu plus fort et n’ayant rien vu de la scène qui venait de se dérouler.


Alain maintenant agacé mais n’en laissant rien paraitre lui répondit froidement :


— Ton chien vient de me bouffer une demi queue de langouste à la truffe du Ventoux, je te signale !


Oui parce qu’il s’agit toujours du chien de l’autre quand il y a une bêtise de faite, c’est bien connu, pensais-je.


— Tu l’as laissé tomber ? renchérit-elle toujours depuis la cuisine.


— Non je lui ai donné, tiens ! Ben évidement que je l’ai laissé tomber…et je peux même pas l’engueuler en plus !


J’observais les autres convives qui ne savaient plus que faire ni quoi dire. Personne n’avait rien vu ; la scène s’étant déroulée de mon côté de la table et Mistral ayant agi avec la rapidité d’un guépard se jetant sur une gazelle.


Je pris l’initiative de resservir un verre de vin blanc à toute l’assemblée car je sentais le rire monter du fond de ma gorge et pour ne pas que l’embarras de mon hôte se prolonge. En levant mon verre, je trinquais intérieurement à Mistral, le jeune labrador un peu pataud. Possédait-il un sixième sens ? Un instinct de prémonition ? Ou était-il simplement un observateur subtil ? Avait-il, anticipé le mouvement que son maître s’apprêtait à faire ? Toujours est-il que Mistral venait de nous administrer à tous une bonne leçon rabelaisienne*.


*« Tout vient à point à qui peut attendre » Rabelais, Pantagruel (Livre IV, chapitre 48)


Hommage à Alain – 2018 - RIP

Pour Hélène et Mistral



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