Tranches de Vie
Extrait du livre autobiographique d'Henri Mazué
Au fil des jours
L’un de mes plus lointains souvenirs c’est l’arrivée de la radio. Je m’en souviens, car nous n’avions pas encore emménagé dans la grande bâtisse. Nous vivions alors entassés à six dans la chambre à four, une pièce assez exiguë, quand fut livré le poste de radio que mes parents avaient acheté. C’était un gros appareil que je possède toujours d’ailleurs, relégué au grenier depuis bien longtemps. Quel événement que l’arrivée de cette radio ! Un changement majeur qui modifia considérablement nos soirées. L’arrivée du poste reste un souvenir un peu flou. Il avait dû être livré puis installé, posé sur un support. Cela habillait la pièce. À cette époque, il n’y avait pas beaucoup de stations. Radio Luxembourg, radio Monte-Carlo peut-être. Mon père écoutait aussi la météo sur une station de la radio suisse. La première chanson que j'ai entendue à la radio est une chanson de Charles Trenet s’intitulant L’âme des poètes. De nos jours, s’il m’arrive de l’entendre, à de très rares occasions, cela me replonge immédiatement dans un passé très lointain. Lorsque nous avons intégré la bâtisse principale, j’ai des souvenirs plus précis de ce que l’on écoutait. La famille Duraton, le soir vers vingt heures, les chansonniers et le Jeu des 1000 francs. Nous n’écoutions pas forcément tous les soirs. À vingt-deux heures, nous étions la plupart du temps au lit, c’était déjà bien tard. Je me souviens aussi qu’au moment du déjeuner, juste avant les informations, il y avait un feuilleton radiophonique qui s’appelait Ça va bouillir et que nous appréciions tous. Le dimanche, nous écoutions l’émission de Geneviève Tabouis, une chronique politique et d’informations qui commençait invariablement par cette phrase devenue célèbre : « Attendez-vous à savoir » et qui se terminait toujours par : « À dimanche prochain pour les dernières nouvelles de demain » ! Ma grand-mère avait une manie, celle d’estropier les mots quand elle parlait. Enfin, certains mots. Nous suivions bien évidemment le Tour de France à la radio et à l’époque de Poulidor et Anquetil quand ma grand-mère racontait un passage de l’étape du jour, elle disait : « Antide » et « Foulidor ». On en riait beaucoup. Par la suite, je me souviens des chamailleries pour l’écoute de ce poste, car nous avions chacun nos préférences. Ma grand-mère écoutait Radio Luxembourg, nous les gamins c’était plutôt Europe 1 et les Yé-yé, donc quelques fois, et souvent même, cela coinçait.
À part la radio, nous n’avions peu ou pas de divertissements ou de loisirs. Les dimanches étaient souvent réservés aux repas de famille qui s’articulaient autour des fêtes religieuses, notamment de Pâques. Ma famille recevait ou était reçue. C’était en général toujours de grandes assemblées. Jamais nous n’invitions qu’une seule personne ou un couple. Les invitations venaient d’oncles et tantes du côté de ma mère ou les cousins de la famille de mon père, qui habitaient dans le coin. Les repas n’avaient jamais de caractère excessif et il était rare qu’il y ait des débordements. Quelquefois cependant, le vin provoquait un peu d’agitation parmi les convives et le ton montait. Je me souviens surtout du bruit, car les gens parlaient fort. Ils ne savaient pas parler autrement. C’étaient surtout les hommes qui clamaient ou vociféraient. La plupart du temps, les femmes écoutaient et les enfants se taisaient. Ils n’avaient pas le droit de donner leur avis sous peine d’une réprimande voire d’une baffe immédiate. Les repas étaient très copieux et interminables. Ils s’éternisaient de longues heures, et duraient parfois jusqu’à sept heures d’affilée. Pour les enfants, c’était difficilement supportable, mais il n’était pas admis de quitter la table avant la fin du repas.
Un des grands repas traditionnels annuels de la campagne était le repas de Cochon, qu’on appelait aussi Boudin. Chaque fois qu’un cochon était tué dans une ferme, s’ensuivait le dimanche d’après un repas avec les voisins et les proches de la famille. C’était un rite immuable et nous l’attendions avec impatience. Le repas de boudin était spectaculaire par la quantité et par la qualité des mets. Il y avait une multitude d’entrées toutes aussi succulentes les unes que les autres. De la terrine, du fromage de tête, des boulettes de viande appelées « atros ». Venait ensuite le boudin, suivi du rôti de porc. C’était un véritable festin. Chaque plat était accompagné d’un légume comme des pommes de terre, des haricots verts, des haricots en grain, etc. Il était de bon ton de reprendre deux fois du même plat. Refuser aurait pu être très mal pris par la maitresse de maison. Arrivaient enfin le fromage puis le dessert. Enfin plutôt, les desserts. Souvent un gâteau et une crème. Des œufs à la neige, une mousse au chocolat. À la maison, il s’agissait d’un moka, un gâteau mousseline nappé de crème moka. Un régal. Puis le repas se terminait par le moment le plus long, celui du café et de la goutte. De l’eau-de-vie faite maison, pas moins de cinquante-deux degrés. Il fallait au moins ça pour faire passer tout ce que l’on avait ingurgité. Le verre était complété par ce qu’on appelait « la goutte des femmes » qui était un alcool dans lequel, des fruits avaient macéré durant de longs mois, cerises, prunes ou pruneaux. Un nectar qui dégageait un parfum suave et savoureux. À ce moment de la journée, repus, fatigués, enivrés et un peu excités, les convives s’adonnaient alors à une autre tradition, celle de finir le repas en chanson. La plupart du temps, à la maison, c’est mon père qui s’exécutait après s’être longuement fait prier. Nous avions alors droit à la sempiternelle chanson Le temps des cerises que mon père chantait très bien. Autant son handicap le gênait pour parler, autant lorsqu’il chantait c’était avec une fluidité remarquable. En grandissant, mon intérêt pour les repas de famille traditionnels, pour ces habituelles tablées avec toujours les mêmes convives, les mêmes histoires, les mêmes silences, a diminué fortement pour finir par carrément m’insupporter au fil du temps. Peut-être est-ce arrivé au moment où j’ai enfin pu m’exprimer à mon tour. Peut-être que ces repas ont fini par devenir désuets. Ces copieux banquets d’une autre époque perdurent encore dans certaines familles.
Hormis, ces repas familiaux et les veillées hivernales, nous n’avions ni vacances, ni week-ends. Nous n’étions pas exigeants et nos parents faisaient en sorte de pourvoir à tous nos besoins. Je ne manquais de rien, ni d’affection ni d’intérêt. Mon père et ma mère étaient des parents aimants qui ont durant toute mon enfance bien pris soin de moi. Je considère avoir eu une enfance plutôt douce et préservée.
[…]
Autobiographie écrite en collaboration avec CVOTREHISTOIRE | Août 2023
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